- Entre 2008 et 2010, dans le cadre de mon master de sociologie, j’ai travaillé, sous la direction de Bernard Convert et François Horn, sur une communauté virtuelle productrice de contenus numériques sous licences libres. L’association numérique Sésamath, réunie des professeurs de mathématiques et produit, entre autres, des manuels de collège. Cette recherche m’a permis de jeter les bases d’une analyse sociologique des dynamiques d’organisations de ce collectif et des formes d’engagement des acteurs qui y participent.
- Ces lignes ne visent pas à donner de réponses sur les activités participatives en ligne, mais explicitent les questions contenues dans mon travail de mémoire. Que disons-nous quand on affirme que le travail collaboratif « c’est bien » et que les logiciels libres « c’est l’avenir » ? Ces « vérités » me sont souvent répétées par mon postier ou par des personnes croisées dans le train. Les idées sous-jacentes de ces affirmations communes sont l’activité productive sans contrainte hiérarchique et la propriété collective des outils de connaissances. Ces deux principes forts font briller dans les yeux de ceux qui les énoncent, les aspirations d’égalité et de liberté au travail. Notre société reste cependant massivement hiérarchisée. La propriété individuelle est jalousement protégée par un droit de plus en plus complexe. La matière grise est un enjeu géostratégique de domination des gouvernements et des entreprises. Le travail salarié comprend de nombreuses variantes permettant un emploi de la force de travail plus ou moins flexible. Pourquoi, alors les idées et les pratiques du « Libre » sont-elles si présentes dans l’esprit d’un postier ou d’un étudiant ? Les contributeurs aux projets Sésamath semblent avoir concrétisé l’utopie d’un travail volontaire et décentralisé. On peut se demander pourquoi. Comment des enseignants de mathématiques ont-ils pris le modèle social et économique du logiciel libre pour rénover les pratiques de leur profession, et rompre ainsi avec la logique du marché scolaire ?
- Les conceptions de la propriété et du travail en commun proposé par l’utilisation de licence libre nourrirent un paradoxe vis-à-vis des théories classiques des organisations. Le travail collectif semble « efficace » sans être directement subordonné, ni rémunéré. Quatre questions sociologiques sont utiles pour comprendre ce paradoxe :
La question de l’engagement cherche à comprendre pourquoi les individus contribuent à un effort collectif en l’absence de sanctions hiérarchiques et de rétributions explicites.
La question de la coordination reconstitue la trame des échanges entre individus, dispersés dans les sphères domestiques et professionnelles.
La question du maintien de l’activité du groupe permet d’expliquer l’afflux de contributions dans la durée.
La question macro-politique étudie les controverses se reflétant dans l’apparition d’une technique professionnelle.
- Pour éclaircir ces questions, j’ai suivi pendant deux ans les membres de l’association Sesamath au cours de leurs réunions et dans leurs échanges numériques quotidiens. Les échantillons de discussions et la mise en forme des réseaux relationnels sous forme de graphes, permettent d’avoir une vision synthétique et dynamique des activités des membres de l’association. Le phénomène contributif n’est pas un long fleuve tranquille ! Il n’est pas linéaire, mais suit une logique en « ricochet ». Chaque rebond s’appuie sur les sauts (technique, didactique, organisationnel) réalisés par les projets précédents et par l’accumulation de ressources (humaines, financières, pédagogiques, symboliques).
- Différents éléments extérieurs catalysent la montée en puissance de l’afflux de participations aux projets. La réussite professionnelle et commerciale des contenus encourage la poursuite de l’investissement individuel. L’évolution hiérarchique des principes de l’organisation guide les contributeurs. La complexité croissante des contenus oblige les participants à fonctionner sur un principe de communauté d’expérience [1] pour continuer à progresser.
- Les limites d’une dynamique de contribution croissante sont en creux dans les éléments expliquant sa croissance. La rénovation d’un projet ayant du succès nécessite des décisions économiques et politiques ne faisant pas toujours l’unanimité chez les participants. Les équipes de contributeur et de responsables se fatiguent et se lassent d’un projet très formaté et aspirent à une plus grande liberté d’action. La trop grande spécialisation des individus contribue à créer des zones de pouvoir informel bloquant le processus productif et collaboratif. L’invasion de la vie domestique par l’activité participative oblige certains contributeurs revoir les limites de leur investissement individuel.
- Les courts détails présentés de la dynamique éditoriale contributive montrent la complexité des usages et des pratiques des licences libres. D’une part, les gens sont libres de participer et leur action est valorisante. L’investissement dans l’association a un goût exaltant d’aventure et de subversion. L’engagement des individus est encouragé par :
L’autoconsommation des contenus et la valorisation de compétences sur le marché du travail,
La défense de valeurs professionnelles tant techniques que morales
L’influence charismatique, l’insertion dans une activité collective et la circulation des compétences
- D’autre part, les dynamiques productives portent en germe leurs propres limites. Le maintien d’une activité individuelle dans un environnement informationnel sans cesse alimenté étourdit le contributeur, même le plus acharné. Jusqu’à présent, les solutions trouvées pour conserver l’unité des contenus et réguler les efforts communs reposent dans la complémentarité de logiques éditoriales avec le salariat, la hiérarchie, la propriété des marques et une activité économique de services.
- Au final, Sésamath est un phénomène social riche, concentrant bon nombre de problématiques sociétales en lien avec l’utilisation des technologies de l’Internet. L’objectif de mon travail est de faire ressortir certains faits de la brume numérique dans laquelle évolue le collectif en ligne et de comprendre ses implications quotidiennes.
Clément BERT-ERBOUL
Cet article a été initialement publié ici.